Autour de La pluie d'été

Entretien réalisé ptar Amber Whitehead & Louise Billaut.

 

C’est autour d’un café que Sylvain Gaudu, metteur en scène de la pluie d’été, nous raconte la découverte de ce texte et nous dévoile la manière dont il souhaite nous embarquer dans la casa de cette famille de Vitry-sur-Seine qui a tant fascinée Marguerite Duras.

 

Pouvez-vous nous présenter votre compagnie et votre parcours ?

 

SG - Notre Compagnie s’appelle Le pavillon 33, nous nous sommes rencontrés à l’école du jeu, Antoine, Anne-Céline et moi-même. Tous les trois nous avions des parcours très différents : avec Antoine nous venons du monde scientifique et Anne-Céline, des études littéraires.

 

Nous avions surtout besoin de monter une structure pour trouver des lieux pour travailler : notre but premier n’était pas de monter un spectacle, mais surtout de continuer à travailler ensemble, de monter des ateliers et d’exister en tant que structure. Nous avons appelé la compagnie Le pavillon 33, car c’est, entre autre, l’adresse de notre maison : le premier problème des jeunes compagnies est de ne pas avoir de murs, donc nous nous sommes inventé une maison virtuelle, le Pavillon.

 

Quelle a été la genèse de votre travail, et qu’est-ce qui vous a donné envie de monter ce texte?

 

J’ai découvert ce texte pendant le centenaire de la naissance de Duras. Je ne connaissais pas vraiment Duras et ce genre d’anniversaires est toujours l’occasion de se jeter dans l’œuvre d’un artiste. C’était difficile au départ : j’ai trouvé ses œuvres très  belles, très ambitieuses, mais aussi un peu froides. Et puis je suis tombé sur La Pluie d’été, et j’ai été bouleversé. La première fois, je suis allé le voir au théâtre, et je suis sorti en me posant mille

questions. Au départ, ce projet vient de la nécessité de partager l’émotion que j’avais ressentie dans mon siège de théâtre. Au moment où j’ai fait le casting, j’ai proposé à chaque personne de lire d’abord le texte, et de ne travailler sur le projet avec moi qu’avec une réelle envie de le défendre. Tout le monde a lu le livre en moins de deux jours, et ça a été une lecture très bouleversante pour chacun – ce qui a bien facilité les choses concernant la motivation des gens.

 

Sauriez-vous dire ce qui vous a tant touché dans cette histoire ?

 

Sans doute d’abord la mère, qui m’a beaucoup rappelé ma grand-mère. Ce sont des gens qui viennent d’un milieu très populaire, qui n’ont pas de culture, qui n’ont pas les codes de la société, qui n’ont pas d’argent, mais qui sont beaux. Je trouve que ce texte rend un peu de dignité aux gens oubliés, à ceux qui n’ont pas la parole mais qui dégagent mille formes d’intelligence. Ils ne sont pas caricaturaux, mais ce sont tous des archétypes, et je pense qu’on retrouve tous facilement en nous quelque chose d’eux. Ce qui m’a aussi touché par rapport à mon parcours, à ma vie, à ma famille, c’est le moment où Ernesto prend la place de ses parents, le moment où les rôles s’inversent. C’est un moment charnière, qui arrive dans la vie de tout le monde. Certains ont de la chance car cela leur arrive tard, lorsque les parents sont plus vieux. Mais pour d’autres, cela arrive beaucoup plus tôt, comme pour Ernesto parce que ses parents ne savent pas écrire ou parce qu’il doit faire l’interface entre ses parents et le professeur pendant les rendez-vous à l’école. C’est l’histoire des enfants sans repères, de beaucoup d’enfants d’immigrés : ils comprennent souvent plus vite les codes de la société que leurs parents.

 

Duras a revisité cette œuvre trois fois sous différentes formes : un livre pour enfants,  Ah ! Ernesto (1975) ; un film : Les Enfants (1980) et un roman : La Pluie d’été (1990). Comment vous êtes-vous inspiré de ces trois formes différentes ?

 

La première version, c’est le livre pour enfants, et je ne l’ai jamais trouvé – à mon avis il est assez rare. Le film est très inspirant pour le texte et pour les codes de jeu : il est réalisé par Duras, et il est intéressant parce qu’à première vue si on le prend au premier degré, on pourrait presque croire qu’il s’agit d’un reportage sur une famille pauvre à Vitry. Cela me fait un peu penser à l’émission Striptease sur France 3 où l’idée est de poser une caméra dans cette famille et de voir ce qu’on y fait. Pourtant ce film n’est pas du tout naturaliste : les acteurs qui jouent les enfants ont une trentaine, voire une quarantaine d’années ; la manière de parler est très marquée, très dirigée ; il y a un vrai code de jeu qui crée un décalage avec la réalité. C’est très intelligent, parce que cela permet de donner une autre dimension à cette famille, de prendre ses distances par rapport à la réalité et de ne pas s’embourber dans la misère. La beauté du texte apparaît quand on n’en reste pas au premier degré, quand il y a un décalage. Et cela m’a permis de comprendre qu’il n’est pas nécessaire de chercher le naturel pour être sincère – plus encore au théâtre. Par exemple, les chanteurs à l’opéra ne sont pas de tout naturalistes, mais ils nous transportent : l’émotion et le texte dépassent la réalité, ils excèdent le naturel.

 

Le roman, enfin, m’a bouleversé. A travers les dialogues transparaît toute la poésie de cette ville, de cette banlieue de Vitry-sur-Seine, du passé des parents. Pour moi, le roman offre vraiment le fond de cette histoire. Je pense que ce n’est pas un hasard si Duras a voulu écrire ce roman : elle sentait qu’il manquait quelque chose. La vraie forme de ces trois œuvres, celle qui nous suit, celle qui nous tient, c’est le roman. Dans notre spectacle, la narration du roman nous accompagne sans cesse : j’ai gardé les dialogues du film, mais toute la toile de fond vient du roman.

 

On sent dans votre travail l’envie d’accentuer l’ambivalence d’une histoire violente mais racontée dans la douceur : pourquoi ce choix ? Est-ce inscrit dans le texte de Duras ou est-ce une interprétation de votre part ?

 

D’abord, il me semble important de respecter la première impression qu’on a eue en fermant une œuvre, plutôt que de coller au texte. Et tout le monde a partagé ce même sentiment de douceur. On a été parcouru par la délicatesse de l’histoire, par la tendresse des personnages, et par tout l’amour qui émane du texte : même si le langage est saccadé parfois, ce texte déborde de tendresse. Or, je suis convaincu qu’on reçoit mieux un message quand il ne nous est pas adressé frontalement et qu’on le comprend par nous-même ; que le message s’ancre plus profondément ainsi, quand il infuse, que lorsqu’il frappe. Personnellement, je ne sais pas être violent pour exprimer quelque chose. D’autant que ce que nous recherchons avant tout, c’est le fait de poser des questions ; tout le spectacle est une invitation à réfléchir.

 

Quelles ont été les influences qui ont nourri votre mise en scène ?

 

D’un point de vue scénographique, je voulais avant tout que l’on croie à cette histoire sans pour autant imposer un jeu naturel. J’ai donc recherché des codes de jeu qui ne collent pas au réalisme, un décor très épuré par exemple : tout le spectacle va se passer dans la cuisine, mais il n’y aura qu’une table. Les costumes ne sont pas forcément non plus liés au milieu social de ces gens-là : il s’agit d’abord de créer une image très colorée, à l’inverse de l’image qu’on pourrait avoir spontanément de Vitry-sur-Seine. Je voulais vraiment avant tout qu’on évite, dans les gestes et dans les corps des personnages, la banalité des gestes quotidiens : l’idée était au contraire de trouver une corporalité presque sacrée, dans laquelle tous les mouvements seraient importants, presque comme dans un spectacle de marionnette.

Ensuite, ce qui m’a beaucoup aidé dans la scénographie, c’est le travail autour de l’intimité. Certains éléments nous ont aidés à créer un rapport très intime avec le public : on joue dans la cuisine, on a travaillé autour de certaines lumières, autour des odeurs, on a réfléchi sur la position du public… Tout cela sans en rajouter sur l’intimité dans la parole, pour ne pas devenir trop explicatif : dans la parole, au contraire, il s’agit de ne jamais chuchoter, de ne jamais être trop proche mais de chercher à englober, à être grand, toujours plus grand que soi.

 

Vous parlez de l’importance des couleurs dans la perception de la scène. Comment les avez-vous travaillées ?

 

Pour les choix des costumes, je me suis inspiré des couleurs que je voyais dans les tableaux de Van Gogh : à son époque, il a été le premier à juxtaposer des couleurs opposées sur le cercle chromatique – du jaune et du vert ou du bleu avec du jaune par exemple. Je voulais des couleurs douces, jolies, mais qui créent un contraste et qui choquent. Je trouve que c’est de cette manière que fonctionne La Pluie d’été : la douceur de la forme et des mots contrastent avec la violence du propos qui est soulevé. Chaque personnage y a une couleur, et ils sont côte à côte comme dans un tableau ; c’est très pictural.

 

Et la musique ?

 

Avec la musique, l’idée était de retrouver une influence populaire, une musique que tout le monde connaît un peu, qui permette de réveiller par l’oreille une forme de nostalgie. On a donc récupéré une chanson populaire russe, qu’on a fait enregistrer par un musicien à l’accordéon – parce que c’est un instrument que je trouve incroyablement beau et qu’en plus (je ne sais pas pourquoi, mais c’est un fait je crois) il a une sonorité à la fois populaire et profondément nostalgique. Je trouvais que ça collait incroyablement bien avec le propos.

 

En quoi était-il important pour vous de placer la pièce dans la cuisine ?

 

Beaucoup de scènes se passent autour de la table et de la mère qui passe son temps à éplucher des pommes de terre. De l’importance de ce geste naît toute une réflexion chez Ernesto : il est en colère contre sa mère qui ne sort pas de chez elle et qui passe son temps à éplucher des pommes de terre. Il est ulcéré non pas parce que le monde est beau et qu’elle n’y va pas, mais simplement parce qu’elle n’a jamais pensé à changer de légume. Et je trouve que c’est fondamental dans la philosophie d’Ernesto, cette importance d’un regard décalé. Pour la table, qui est du coup un élément central, nous avons récupéré une table en formica des années 60, le genre de table qui était dans toutes les cuisines de grands-mères, qui rappelle des choses aux gens. La cuisine me semble être le meilleur moyen de rassembler tout le monde, de saisir les gens dans leurs souvenirs, et de les immerger véritablement dans la maison. Elle permet, là encore, de parler de choses importantes en douceur, sans jamais rien imposer, mais en invitant les gens à entendre : normalement les mots font tout le reste.

 

Y a-t-il dans votre mise en scène une volonté de transfigurer la pauvreté ?

 

L’idée était de ne pas l’appuyer en tous cas car la narration prend déjà cette idée en charge. Le journaliste explique l’histoire ces parents immigrés, chômeurs et pauvres : ce n’est donc pas la peine d’insister physiquement sur leur pauvreté, on l’a comprise tout de suite. De manière générale, pour tous les choix de mise en scène, il s’est simplement agi de faire confiance au texte sans essayer d’expliquer davantage – d’autant que moi-même il y a certaines choses que je ne comprends pas encore. Il s’agissait aussi de révéler une forme de beauté dans tout cela : j’ai essayé de mettre les personnages comme dans un tableau et d’en faire plus que des gens, des allégories. Ils sont tous très grands : je trouve cela dommage de les enfermer dans une idée restrictive que nous avons de la pauvreté ou de ce que peut être un immigré ou une famille de sept enfants. Une image picturale laisse tous les champs ouverts : les gens reçoivent le plus possible.

 

La complexité des liens familiaux est une thématique récurrente chez Duras. La Pluie d'été n'échappe pas à cette règle : comment avez-vous abordée ce sujet dans votre travail?

 

C’est très difficile ! Nous ne voulions pas intellectualiser tout cela, ni faire de la psychanalyse : la force de ce texte est qu’alors même qu’il est assez bavard et assez lent, il suffit de respecter les silences pour que toute la complexité, les non-dits et les malaises soient perceptibles. Je pense notamment à Ernesto et Jeanne qui ont une relation incestueuse : c’est un sujet qui en plus d’être tabou est très compliqué. On a voulu ne pas intellectualiser cette relation : non pas essayer de comprendre, mais simplement essayer de présenter deux personnes très amoureuses, simplement essayer de vivre cela et de le sentir.

 

La différence entre la connaissance et le savoir est un des enjeux principaux dans l’histoire de Duras : comment l’avez-vous envisagé dans votre travail ?

 

Pour nous cela a surtout représenté une manière de créer le conflit, notamment entre Ernesto et les institutions représentées par le journaliste et l’instituteur : cela a nourri un rapport, une manière de se parler, une incompréhension. Le dialogue entre l’instituteur et Ernesto est complètement absurde, à certains moments on pourrait presque, l’espace de quelques phrases, se croire chez Beckett : deux personnes se parlent, mais l’un parle du point de vue d’une institution qui a décidé ce qu’était l’Intelligence, ou le niveau minimum requis pour être accepté dans une société ; tandis que l’autre parle d’intelligence très naïvement. Les deux concepts s’affrontent jusqu’à l’absurde car il n’y a pas d’écoute, jusqu’au moment où le savoir s’effrite parce qu’on comprend que l’intelligence relève seulement d’une capacité à s’adapter à une situation. Cette situation a apporté des éléments dans la scénographie, par exemple le fait que l’instituteur soit en hauteur : il représente un savoir qui se positionne lui-même au-dessus de l’intelligence, comme dans notre société les gens pensent qu’ils sont intelligents parce qu’ils sont cultivés. C’était très intéressant d’aller contre ce préjugé.

 

Duras a revisité cette œuvre trois fois dans des climats politiques différents – quelle pertinence ce texte a-t-il pour vous, dans le contexte actuel ?

 

Aujourd’hui, ce texte m’aide beaucoup : je trouve qu’il donne une clé de compréhension du monde. Ernesto ne cesse de répéter que ce n’est pas la peine, que rien n’est la peine. On peut voir cela comme une position d’artiste : si rien ne vaut la peine, c’est que les choses n’ont pas de sens ; mais c’est justement parce qu’elles n’ont pas de sens qu’elles gardent leur mystère, et donc qu’elles sont d’autant plus belles. Ce texte nous invite aussi à lutter contre une société de plus en plus divisée, socialement et géographiquement : l’histoire d’Ernesto rassemble, par une forme d’intelligence émotionnelle, des personnes de culture et de niveaux sociaux différents, qui sont dépeints à la fois comme médiocres et comme beaux. En se jouant des clichés, en évitant une pensée simpliste, ce texte nous invite à regarder notre monde dans sa complexité.

 

 

 

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